vendredi 3 octobre 2014

ARISTOTE ET L’EMPIRISME



                           ARISTOTE ET L’EMPIRISME


A.    Brève biographie et œuvres d’Aristote
·         Brève biographie d’Aristote
Aristote naquit en 384 av. J.-C. à Stagire, en Macédoine. Son père Nicomaque était médecin à la cour royale d’Amyntas III, père de Philippe. À la mort de son père (367 av.J.-C), Aristote avait dix-sept ans. Il s’installe à Athènes étudier à l’Académie de Platon ; il y resta jusqu’à la mort de celui-ci. Depuis 360 av J.C environ il prit une part active à la formation des jeunes membres de l’école, surtout en rhétorique et en logique, et publia différents ouvrages. Quand Platon mourut en 348/7, Aristote, Xénocrate et quelques autres reçurent une invitation d’un ancien membre de l’Académie, Hermias, prince d’Aranée en Troate. Ils se fixèrent sur son territoire à ASSOS et y formèrent une sorte de filiale de l’Académie. Trois ans plus tard, Aristote passa à Mitylène de Lesbos où il poursuivit son activité scientifique ; il y était probablement l’hôte de son disciple Théophraste. Pendant toute cette période, il se livra à des enquêtes détaillées dans le domaine zoologique ; les résultats de ces travaux furent plus tard incorporés à son Histoire des Animaux. En 343/2, Aristote, qui n’était pas un inconnu à la cour de Macédoine, fut pressenti par Philippe pour être le précepteur du jeune Alexandre, alors âgé de treize ans.
L’enseignement qu’il donna était surtout littéraire ; il dura jusqu’à ce qu’Alexandre devint régent du royaume en 340. Aristote quitta la cour et s’établit probablement dans la maison paternelle à Stagire. Quand Alexandre, devenu roi (336), eut brisé la résistance des villes grecques, Aristote revint à Athènes (335). Il donna des leçons dans un gymnase désigné sous le nom du quartier où il se trouvait : le Lycée. Sans doute enseigna-t-il aussi à l’Académie, où depuis 339/8 Xénocrate était scolarque. Il ne put fonder une école proprement dite parce que, comme « métèque » ou étranger fixé dans le pays, il ne pouvait avoir de biens immobiliers sur le sol athénien. Il n’en était pas moins entouré de tout un groupe de disciples et de collaborateurs qui, sous sa direction, travaillaient à rassembler et à systématiser des données historiques, politiques et scientifiques. Les plus célèbres d’entre eux sont Théophraste, qui se consacra surtout à la botanique et écrivit une histoire de la « physique », Eudème, Aristoxène de Tarente et Ménon qui se spécialisèrent respectivement en histoire des mathématiques, de la musique et de la médecine. La mort d’Alexandre (323) suscita à Athènes une vive réaction anti macédonienne. Aristote se vit menacé d’un procès d’impiété ; il s’exila à Chalcis d’Eubée, où il mourut à l’automne 322 avant Jésus Christ d’une maladie d’estomac. Son testament nous a été conservé par Diogène Laërce.

·         Œuvres (source encyclopédie Encarta 2009)

Comme son maître Platon, Aristote utilise la forme du dialogue (sur la philosophie) pendant ses premières années à l’Académie, mais ce type d’ouvrages ne subsiste qu’à l’état de fragments, recueillis par des auteurs postérieurs. Il en est de même des quelques brefs travaux techniques qu’il a composés, au nombre desquels figurent un dictionnaire des termes philosophiques et un résumé des théories de Pythagore. En revanche nous sont parvenues les notes de cours du philosophe, rassemblées et agencées après sa mort, qui portent sur presque tous les domaines de la connaissance et de l’art.
Aristote a proposé une classification des sciences et de l’organisation du savoir : il isole premièrement les sciences dites théorétiques, qui composent la philosophie théorique (mathématiques, physique et théologie) ; puis la philosophie pratique, qui traite des questions morales (éthique, politique) ; enfin la philosophie poétique, qui s’intéresse à la production (poièsis), notamment celle des œuvres d’art (poétique, rhétorique).
Les traités logiques qui composent l’Organon n’appartiennent pas à cette partition du savoir. En effet, Aristote ne considère pas la logique comme une partie de la science, mais plutôt comme un instrument de celle-ci. C’est ce que rend le sens du mot organon, « instruments » : la logique est un outil fournissant les moyens d’obtenir des connaissances positives. L’Organon est composé de six traités : Catégories, de l’interprétation, Premiers Analytiques, Seconds Analytiques, Topiques, et Réfutations sophistiques.
Les travaux en sciences physiques et biologiques sont constitués par la Physique, Traité du ciel, De la génération et de la corruption, Météorologiques, Traité de l’Âme, ainsi que par les petits traités biologiques et zoologiques.
La « Philosophie première » d’Aristote a pour objet les questions les plus générales de la philosophie. Elle est composée d’écrits sur les limites et les propriétés de l’être, et traite des premiers principes, du Premier Moteur ou cause première, comme intellect pur, parfaitement homogène et immuable, « pensée de la pensée ».Ces écrits ont été réunis dans la Métaphysique[1] (v. 60 av. J.-C.), comprenant les quatorze livres qui font suite à la Physique (meta signifie « après » en grec).
L’Éthique à Eudème et l’Éthique à Nicomaque constituent les écrits relatifs au bien, auxquels il faut adjoindre la Politique.
Enfin, la philosophie de la poiésis est constituée par la Rhétorique et la Poétique (partiellement conservée).
I.       Le postulat ontologique aristotélicien
I.1. Le problème aristotélicien
Contrairement à son maître qui au départ de son système philosophique se trouve la question politique à savoir celle de la cité juste, la philosophie d’Aristote n’a pas un objet spécifiquement singulier. Nous voulons dire par là qu’il n’y a pas au départ un problème aristotélicien, mais une pluralité de problème à telle enseigne que le stagirite est dit philosophe de l’universel par certains commentateurs comme M - D. PHILIPE, et Etienne Gilson. Aristote a totalisé le savoir de son temps et il a puisé dans toutes les connaissances de l’époque à savoir en médecine, biologie, physique, mathématique, théologie, poétique, la politique etc. il a synthétisé et systématisé les réflexions, les philosophies grecques.
I.2. La substance
La plus grande originalité d’Aristote est d’avoir fondé sa philosophie sur la substance. Pour comprendre la réalité, ce qui réellement est, le stagirite postule pour le concept de Substance en opposition à l’l’Idée platonicienne. La substance semble plus appropriée selon lui à rendre compte non seulement de la réalité en sa totalité, mais aussi elle rend possible la résolution de la crise de la connaissance engendrée par le débat philosophique entre la physique milésienne et l’ontologie éléate. Puisque la grande question philosophique encore d’actualité est celle de l’Être et du non-être, Aristote pense que la solution ultime se trouve dans le concept de substance. Le problème philosophique fondamental doit commencer donc à partir de la question de la Substance pour être plus englobant et plus universelle. La substance est par conséquent le concept primordial qui permet la rencontre de l’universel connaissable c’est-à-dire de l’un et du multiple. Ainsi donc la substance Aristotélicienne qui s’identifie à l’Être en tant qu’être, est le concept axiomatique qui rend intelligible l’univers. Qu’est-ce que la substance ?
Cette interrogation se ramène à la question, qu’est-ce que l’être ? « L’être se dit en plusieurs sens (…) En effet, il signifie d’une part le ce que c’est et un ceci, d’autre part la qualité ou la quantité ou chacun des autres prédicats de cette sorte. Or, puisque l’être se dit en autant de sens, il est manifeste que, parmi ces sens, le premier être est le ce que c’est, précisément signifie la substance » (Métaphysique livre Z 1028a10, p.233). Pour mieux comprendre la substance comme postulat ontologique chez Aristote, il faudrait compléter cette dernière définition par celle-ci : « à l’évidence donc, c’est par cette substance que chacun des êtres aussi existe, de sorte que l’être au sens premier et non pas un être quelconque, mais l’être, au sens simple, serait la substance. Sans aucun doute, premier se dit en plusieurs sens ; pourtant, dans tous les sens, la substance est première par l’énoncé, par la connaissance, et chronologiquement, car aucun de tous les autres prédicats n’est séparable seule la substance l’est. Et si elle est première par l’énoncé, c’est que l’énoncé de la substance est nécessairement présent dans l’énoncé de chaque être.» (Métaphysique 1028a30-35, p.234). Aristote montre donc qu’à la découverte de la réalité fondamentale, comme la détermination essentielle de l’être et comme sa signification radicale[2], on trouve la substance, première catégorie de l’Être.
Si la substance est première, Aristote la conçoit en deux modalités. La substance est première dans la modalité de l’existence et première dans la modalité de la signification. Chacune des modalités est irréductible à l’autre. Elles sont absolues et traduisent l’absoluité de l’unique substance. «Notre langage en est le signe, et notre expérience au sens fort implique le jugement d’existence.»[3] En effet dans la modalité d’existence la substance exprime l’Être dans son individuation et dans son unité, éternel et immuable. Le sujet radical (tôodèe ti) qui dit l’être en tant qu’il est simplement avant de signifier le ce que c’est. Dans la modalité de signification, la substance est donc catégorie première. En claire la substance aristotélicienne traduit la détermination essentielle sans laquelle les autres déterminations accidentelle ne peuvent être intelligibles. Sujet des catégories, elle est l’être des accidents, l’être qui se suffit à lui-même ; l’être qui en l’absence des catégories ou des prédicats demeure identique à lui-même ; sujet ultime celui qui n’est plus affirmé d’aucun autre. En ce sens, la substance peut être dite essence comme la définition de l’être, ce qui le rend intelligible. Aristote maintien avec Platon que la substance est première du point de vue de l’intelligibilité toutefois l’intelligibilité n’est pas premier dans le jugement d’existence.
Cette distinction de deux modalités de compréhension de la substance montre bien toute la difficulté, mais aussi la richesse du concept de substance chez Aristote. « Aristote maintenant cette primauté de la substance dans l’ordre de l’intelligibilité, et la distinguant cependant par rapport à l’ordre de l’existant, affirme donc à la fois leur distinction et leur correspondance : il exprime par le même mot ousia, le premier dans l’ordre de l’intelligible et le premier dans l’ordre de l’existence. C’est donc bien le problème de la substance qui nous manifeste parfaitement à la fois cette distinction et cette correspondance entre l’intelligible et l’être existant : la substance est à la fois homme et pierre.»[4]
En somme avec la théorie de la substance Aristote montre qu’au-delà des états particuliers de l’être, il toujours l’être comme sujet que ces états affectent et qui signifie bien l’absolu de la substance dans l’Être. Cela ne voudrait pas aussi dire qu’Aristote identifie l’ousia et l’Être. Il dit seulement que connaître la substance nous permet de savoir ce qu’est l’être. « En particulier, la question qu’on pose chaque fois, autrefois comme maintenant, et qui est chaque fois source de difficulté : « qu’est-ce que l’être » équivaut à la question : « qu’est-ce que la substance »[5].




II. Critique de l’idéalisme. La réalité : matière et forme
II.1.  Réalité et empirisme chez Aristote
Selon une observation judicieuse d’Etienne Gilson à propos de la réfutation aristotélicienne de la théorie des idées, il fait remarquer que : « Aristote n’a pas définit son ontologie de quelque critique préalable de la doctrine platonicienne des idées ; c’est au contraire une certaine vue ou un certain sentiment spontané de la nature du réel qui lui a dicté sa critique de l’ontologie platonicienne.»[6] La réalité aristotélicienne se ramène à notre conception moderne de ce que nous entendons par réalité. Chez lui la réalité prend en compte la totalité de l’expérience l’humaine à savoir son expérience sensible et son expérience intellectuelle. Aristote reconnait la diversité, le multiple, le devenir, en somme le mouvement comme objet du vécu de l’homme. Il reconnaît ce monde comme le monde du singulier, de l’individuel et du multiple cependant il ne lui dénie le statu de réalité. Le concept de réalité chez le stagirite revêt un sens tout autre que celui de son maître Platon. La réalité est synonyme de l’existence lorsque chez Platon elle est identifiée à l’essence immuable ou seulement à l’intelligible. La réalité c’est donc l’ensemble des étants qui se trouvant dans l’univers comme phénomènes.
Aristote remet en cause la théorie platonicienne des Idées aux livres A, M et N de la Métaphysique. Il refuse donc le dualisme platonicien qui est séparation-participation de deux mondes distincts, mais non opposés. Chez Aristote l’intelligible est conçu comme immanent au sensible. Pour mieux expliquer cette remise en cause du platonisme, Aristote rend intelligible la nature physique (la physis) comme principe de production et de développement autonome. La notion grecque d’ousia chez Platon qui renvoie à l’essence, comme réalité immuable non sensible et universelle, aura un autre contenu herméneutique. En effet pour Aristote il sera préférable d’utiliser le concept de substance pour donner une signification englobante de l’expérience humaine de la réalité comme couple sensible-intelligible. La substance est la réalité qui ne cesse d’être tout en admettant le devenir et le changement et qui renferme en elle-même les causes de ses changements et de son devenir[7]. La substance est le concept philosophique qui permet chez Aristote d’appréhender le réel comme composé de singuliers et d’universel. L’intelligible se trouve dans le sensible qui le fonde comme existence parce que l’Ousia qui signifie substance implique la possibilité d’un sujet et de ses prédicats ; la substance et les accidents. Il faut donc tenir compte du principe immanence.
 Pour Pierre AUBENQUE l’idée d’immanence chez Aristote comme l’opposée du dualisme platonicien semble problématique. Il pose ce problème en ces termes : « La situation d'Aristote à l'égard du platonisme est en réalité plus complexe. Il reste dans une tradition qu'il interprète lui-même dans un sens dualiste : celle de Parménide et de Platon, pour qui existe une coupure (chôrismos) fondamentale entre un domaine de réalités stables, immuables, par là même objectivables dans le discours et dans la science, et un domaine de réalités mouvantes, « indéterminées », qui, réfractaires à leur fixation dans le langage rigoureux et cohérent de la science, ne sont accessibles qu'à l'opinion. Aristote ne renonce pas à cette coupure ; simplement, il la déplace ; au lieu de séparer deux mondes comme chez Platon, un monde intelligible et un monde sensible, elle devient désormais intérieure au seul monde qu'Aristote tienne pour réel, séparant alors deux régions de ce monde : la région céleste caractérisée, à défaut d'immutabilité proprement dite, par la régularité immuable des mouvements qui s'y produisent, et la région – ou, au sens étroit, le « monde » – sublunaire (c'est-à-dire située au-dessous de la sphère de la Lune), domaine des choses qui « naissent et périssent » et sont soumises à la contingence et au hasard.»[8]
Or, les Idées platoniciennes répondent à deux exigences : d'une part, être séparées du sensible ; d'autre part, être identiques aux choses sensibles, avoir le même nom qu'elles. Par exemple le  chien en soi doit-il en quelque façon être le même que les chiens sensibles, sans quoi il ne serait pas l'Idée de ces chiens. On peut synthétiser grossièrement la critique d'Aristote en disant qu'elle tend à dissocier ces deux exigences (ou bien les Idées sont séparées, ou bien elles sont identiques au sensible), puis à montrer, sous forme d’option alternative, que chacune de ces exigences détruit la fonction même de l'Idée : premièrement : si les Idées sont séparées, elles sont inconnaissables pour nous ; deuxièmement : si les Idées sont analogues aux sensibles, elles comportent la même infirmité qu’eux et sont derechef inconnaissables, quoique pour la raison inverse de la précédente. Pas plus dans un cas que dans l'autre, les Idées ne réalisent leur fonction, qui est d'être, non principe d'intelligibilité a priori, mais principe d'intelligibilité du sensible. Dès lors, pour Aristote on peut en faire l'économie dans l’enquête sur la réalité vraie.
L'Idée platonicienne du Bien n'est pas davantage épargnée par Aristote, qui la juge incapable de fonder l'éthique et, plus généralement, de guider les actions humaines concrètes.
II.2. L’hylémorphisme
Le dualisme platonicien ainsi écarté comme explication du réel laissera la place à l’immanence. Aristote en refusant la séparation dans le réel utilisera deux concepts qui en expriment également une certaine vision diptyque. Ici la question du réel ou de l’être, s’entend bien de deux points de vue. Le premier saisit l’être dans le sens de «ce que c’est» et dans le second dans le sens de l’acte d’être. D’une part l’être considéré dans son «ce que c’est» renvoie à l’essence et d’autre part l’être simpliciter est l’acte d’exister. C’est ainsi que la réalité et le monde ne doivent pas s’envisager selon un seul point de vue. Platon est passé à côté du réel pour avoir considéré seulement l’essence ou la forme alors qu’il s’agit d’avoir une vision holistique du réel. L’essence et l’existence doivent être prises en considération comme les attributs du réel et de l’être comme substance.
La réalité est hylémorphique. L’hylémorphisme signifie que la composition de tout être relevant du cosmos s’explique par deux principes corrélatifs : la matière (hylê : bois, le fer, l’argile, le marbre, etc.) et la forme (morphê : figure, disposition). Le composé inséparable des deux modes de l’être, la matière et la forme, est la condition du réel et de l’expérience. La matière est le substrat informel, de l’ordre de la possibilité c’est-à-dire capable de recevoir ou de prendre une forme. La matière n'est saisissable que par comparaison. « Ce que l'airain est à la statue, ou le bois au lit, telle est la matière par rapport à la réalité physique » (Phys., I, 7, 190 b 27). Mais, par-delà les voies d'inférence, c'est un principe interne à la chose physique que désigne la notion de matière. « J'appelle matière le substrat premier de chaque chose, à partir duquel elle provient et qui lui reste immanent » (Phys., I, 9, 192 a 31-32). La matière  comme co-principe n'est pas ce qui existe ni ce qui est engendré. « J'appelle matière ce qui n'est pas soi ni quelque chose de déterminé, ni d'aucune quantité, ni d'aucune des catégories qui qualifient l'être » (Métaph., Z, 3, 1029 a 20-21). Simple substrat, la matière maintient le composé en étroite continuité avec le cosmos. Elle entraîne les nécessités brutes qui l'assujettissent (Phys., II, 8 et 9).
La forme (morphê, eidos, logos) est, pour la statue, la figure représentée (Métaph., Z, 3, 1029 a 4), ce que la réalité sujette au devenir avait à acquérir pour être ce qu'elle est, la détermination essentielle (Phys., II, 3, 194 b 27). Principe exclusif d'actualité pour le composé, la forme est la seule à en assurer l'intelligibilité, la matière n'étant compréhensible que par la forme. La forme est le principe qui détermine la matière et lui confère une essence distincte des autres. Elle est le principe d’intelligibilité en chaque substance, celle qui arrache la matière à son individualité et à son indéterminité. La forme est aussi le principe de l’universalité parce qu’elle est quiddité. Tout en restant solidaire de la matière, la forme constitue à titre principal la nature (au sens de principe interne d'activité). Aristote en tant qu’un biologiste réserve son attention au vivant. Chez l'être vivant, corporel animé (végétal, animal), le principe vital, animateur, c'est l’âme. « Si l'œil était un être animé [autonome], la vue serait son âme » (De l'âme, II, 1, 412 b 18-19). L'âme est acte, accomplissement primordial d'un corps naturel doué, sur un mode potentiel, de la vie (ibid., 412 a 27 sqq.). L'application de l'hylémorphisme au cas de l'homme laisse un résidu important : l'intellect, qui, anorganique, ne vérifie plus le couple matière-forme. La matière et la forme ne sont pas des substances, mais des principes de la substance corporelle. Causes du devenir sous l'efficacité de la cause, elles ne deviennent pas, mais sont éternelles.
L'hylémorphisme clarifie deux obstacles, mieux encore deux embarras philosophiques: celle de la théorie platonicienne des idées séparées, seules à être objet de savoir certain et immuable, à l'opposé des choses corporelles qui, mouvantes, n'autorisent que des opinions de surcroit illusoires; celle de la métaphysique des éléates (Parménide), selon laquelle le devenir (dans l'être) est impossible car l'être ne résulte pas du non-être, qui, néant, ne peut être origine de rien. L'hylémorphisme fait valoir : 1o que l'intelligible se trouve dans le monde matériel — c'est la forme, principe de détermination et acte du sujet corporel ; 2o que le devenir est réalité intelligible — c'est l'accès à l'être en acte à partir de l'état de possible (en puissance), lequel a pour principe la matière, substrat de la forme en voie d'acquisition[9]. L'hylémorphisme réconcilie la pensée et le cosmos et justifie par la là la science de ce qui est mû chez Aristote.


II.    La théorie de la connaissance
2.1. La science ou de la scientificité selon Aristote
L’être comme substance chez Aristote autorise la possibilité des accidents. L’être peut se dire de plusieurs manières et d’où les prédicats de l’être ou les catégories. Catégories sont au nombre de dix chez le stagirite:
La substance - Socrate est un Homme.
La Qualité - Socrate est Musicien.
La Quantité - Socrate mesure 1m20.
La Relation - Socrate est moins intelligent que moi.
Le Lieu - Socrate se balade dans Athènes.
Le Temps - Socrate est mort hier.
La Position - Socrate se tient debout.
La Possession - Socrate a une belle toge.
L'Action - Socrate parle à des gens.
La Passion - Socrate est tombé par terre.
Toutes les catégories ainsi présentées nous disent comment l’être peut être considéré sans toutefois établir proprement une science du réel. Aristote, malgré son refus de l’idéalisme platonicien, n’en échappe pas aux conséquences épistémologiques. Comme Platon, Aristote soutient qu’il n’y a possibilité de science que du général et du nécessaire. Il n’y a donc pas de science des accidents, ceux-ci offrent certes une expérience de l’être en son appréhension de singulier et d’individuel comme contingence. L’objet de la science est ce qui a le caractère « essentiel et universel, et nécessaire » par rapport à une classe d’individus et qui justifie leur regroupement sous une même espèce. L’objet de la science est dès lors ce qui touche à l’essence des choses. La connaissance scientifique est la connaissance des essences. Pour le stagirite comme pour son maître Platon cette essence-objet est une forme objective c’est-à-dire qu’elle ne dépend pas du sujet bien étant une réalité immatérielle. Les essences comme formes pour Aristote ne sont guère séparés des choses et sont immanentes au monde de la contingente, le monde naturel. Par exemple il n’y a pas de l’humanité sans les individus hommes. Par conséquent, il n’y aura pas de science de Socrate, mais bien de l’Homme, ce qui caractérise essentiellement et universellement tous les individualité-hommes en tant qu’Homme.
La connaissance ou la science est certes de l’ordre de la saisie intellective de l’essence immatérielle, mais ne fait pas fi de tout ce qui existe comme réalité. La raison est que toute réalité à des degrés divers, est un composé de forme et de matière. Ainsi le travail scientifique ne consiste pas à se préoccuper des caractères contingents, liés à la matière, il consiste plutôt à séparer la forme de la matière. L’acte de connaissance chez Aristote est induction (épagogè). Cette opération de l’entendement qui consiste à partir de l’observation des êtres singulier et particulier pour arriver à une connaissance générale et universelle. Cette opération annonce très lointainement, la conception moderne de la recherche scientifique comme mise en évidence des « lois générales » de la nature à partir de l’observation des phénomènes particuliers[10].
2.2. La méthode inductive et la connaissance
 Une étude du chapitre II,19 des Seconds Analytiques souligne explicitement les formes d’acquisition ou la condition de possibilité de la science. La sensation engendre la mémoire, et la répétition de ce qui demeure en mémoire, donne l’expérience. Le rôle de relais est pour finir laisser au « Nous ». « Nous aurions en nous, sans le savoir, de ces principes, des connaissances plus exactes que les démonstrations (…) [ces principes] ne sauraient naître en dehors d’un savoir ou d’une certaine habitude. Il est donc nécessaire que nous ayons en nous une certaine puissance qui pour autant ne doit pas être plus exacte que notre connaissance des principes. » (99b26-30) Les principes et les formes sont en nous selon Aristote donc par une première opération de la sensation. Le schéma de la connaissance est ainsi dessiné dans lesdits Seconds Analytiques : « les animaux chez qui la sensation persiste conservent les sensations dans l’âme. Sous l’effet de la répétition, une différence apparaît entre ceux qui, à partir des traces qui demeurent, forment un concept (logos) et ceux qui n’en forment pas. Ainsi, la sensation engendre la mémoire, et la répétition de ce qui demeure en mémoire, l’expérience ; à une multiplicité numérique de souvenirs répond une expérience une. C’est d’une expérience – c’est-à-dire de l’universelle immobile tout entier dans l’âme – que procède le principe de l’art et la science, de l’art touchant le devenir, de la science touchant l’être » (Seconds Analytiques, 99b 34-100a 10). L’induction aristotélicienne se veut une contre-théorie à l’encontre de la réminiscence platonicienne. 
Cependant, l’induction aristotélicienne encore une fois n’échappe pas totalement à l’idéalisme. Elle est pour ainsi dire quelque peu idéalisante. Cette induction est plus proche de l’intuition (ici entendons saisie immédiate par l’esprit) de la forme essentielle de la réalité particulière que du travail empirique de longue allène d’abstraction d’une loi générale, toujours seulement hypothétique, à partir de l’observation répétée d’expérience le plus souvent provoquées, qui caractérise la science moderne[11]. Par ailleurs, pour le stagirite, il faut rechercher non des lois formulant des causes efficientes ou opératoires, mais des formes essentielles et la relation nécessaire qu’elles entretiennent en elles. Dans ce cas comment pouvons-nous comprendre la science de ce qui est mu si la science est saisie de la substance comme immuable, nécessaire et universelle?
2.3. La possibilité d’une science du mouvant : la physique[P1] 
2.3.1. La physis ou ce qui est mû
Aristote commence le livre deuxième de la Physique par la distinction des ce qui peut être dit Être naturel : « parmi les étants, certains sont par nature, les autres du fait d’autres causes : nous disons que sont par nature les animaux ainsi que leurs parties, les plantes, les corps simples comme la terre, le feu, l’air, l’eau – de ces choses, en effet, et des choses semblables nous disons qu’elles sont par nature.(…)chacune de celles-là en effet, possède en elle-même un principe de mouvement et d’arrêt (repos)» (Physique, Livre II, I,192b 10). Aristote prend donc bien soin d’écartes de la physis ce qui artificiel et ne se meut pas par soi. À partir de là, les concepts constitutifs de la substance servent pour définir de manière complète la nature. Ainsi la nature se dit premièrement de la matière sous-jacente de ces êtres naturels. Elle se secondement, de la forme comme figure que contient la matière. Tous ces deux concepts impliquent le mouvement et le changement. La grande difficulté se trouve dans l’explication du mouvement comme intelligible en tant que mouvement.
Ainsi que le livre A de la Métaphysique avec le livre I de la Physique est consacré à une confrontation avec les prédécesseurs, qui porte expressément sur le nombre et la nature des principes. En fait, ce qui est en question dans ce débat, c'est la possibilité même d'une physique, c'est-à-dire d'une science des êtres naturels, qu'Aristote assimile tacitement aux êtres en mouvement ou susceptibles de mouvement. Aristote veut montrer que, si l'on ne pose qu'un seul principe, on rend le mouvement impossible.
2.3.2. La nécessité de la causalité
S’il n’y a de science que de la substance alors comment Aristote justifie-t-il la science de ce qui est mû? Sans rejeter la conception de la science platonicienne, l’introduction de la physique comme science de ce qui est mû, est originale. Pour ne pas rentrer en contradiction avec sa conception du scientifique, Aristote édifie une physique qui ne s’écarte pas de la nature philosophique de la connaissance : une conception qualitative la nature, elle attribue aux êtres naturels des propriétés non mathématiques voire non quantitatives. La physique sera donc la science des formes déterminantes et engagées dans la matière. Elle a donc trois principe : la forme, l’absence de forme ou encore la privation et la matière. La physique ainsi établie sur ces principes comme une théorie du mouvement, s’intéresse à la cause et aux causes du devenir et du changement des éléments de la physis. Ainsi il conçoit la théorie des quatre causes qui lui servent de principe d’explication et d’interprétation des phénomènes physiques. Les 4 causes matérielle, formelle, efficiente ou motrice, et finale. Par ailleurs, la physis d’Aristote se fonde sur la surnature d’un moteur premier ou d’une cause première qui n’est pas elle-même mue et par conséquent n’est pas naturel. Après avoir justifié le mouvement par le principe de causalité, Aristote découvre que le mouvement existe dans les êtres naturels comme principe d’actualisation d’où l’emploi des concepts de puissance et d’acte (entéléchie). Au reste, par la causalité Aristote introduit de la finalité dans la nature. La nature a une dimension téléologique qui justifie que l’être peut être actuation (en train de s’actualiser) de la cause finale. C’est donc la cause final qui aurait dans la série des causes la cause première. Elle est la condition de réalisation des autres causes, leur but et leur sens.
2.3.3. La puissance et l’acte comme explication du mouvement dans l’Être.
Selon nous c’est bien contre les Eléates qu’Aristote utilise les terminologies d’acte et de puissance pour rentre intelligible le mouvement dans l’être. Cette méprise a été celle des Éléates. D’après l’ontologie éléate l'Être est un, n'ayant d'autre réalité que celle de l'essence. Dans un tel être il n’y aucune possibilité, aucune indétermination et il ne peut formellement rien arriver de plus que lui-même. En revanche, la reconnaissance du mouvement amène à reconnaître que l'être est à la fois un et multiple : un en acte et multiple en puissance. Les Éléates achoppaient également devant cette difficulté : comment du non-être, l'être peut-il provenir ? Aristote fait droit à la difficulté en admettant que, en un sens, il est vrai que le non-être ne puisse engendrer l'être et que, dès lors, ce qui est, était nécessairement déjà. Pour Aristote c’est d’ailleurs l'expérience même qui nous impose de reconnaître les deux façons pour l'être de signifier comme mouvement: il y a l'être en puissance et l'être en acte, et dès lors on comprendra que l'être en acte vienne de ce qui n'était pas en acte, mais était déjà en puissance. Les Éléates représentent la fidélité la plus haute à l'exigence d'univocité du discours. Mais l'expérience du mouvement contraint la philosophie à ouvrir le langage sur l'être à la pluralité des significations (être en puissance et être en acte, être par soi et être par accident, être selon les différentes catégories), pluralité qui reflète elle-même la scission qu'opère le mouvement dans l'être.
À ce propos Aristote écrit: «il est possible que quelque chose d’être (et cela) soit en entéléchie seulement, soit à la fois en puissance et en entéléchie – soit un ceci, soit de telle quantité, soit de telle qualité, et de même pour les autres catégories de l’étant. (…) il n’y a pas de mouvement à part des choses. Ce qui change, change toujours soit selon la substance, soit selon la quantité, soit selon la qualité soit selon le lieu(…) mais étant donné qu’on a distingué pour chaque genre de l’étant entre être en entéléchie et être en puissance, l’entéléchie de l’étant en puissance en tant que tel est un mouvement»(Physique, livreIII,I, 200a10). La caractéristique du mouvement aristotélicien est par l’entéléchie et la puissance, le mouvement ne rend pas l’être contradictoire en lui-même. L’acte et la puissance n’existe jamais sous le même rapport dans l’être.
 Le mouvement, dira Aristote, est « extatique », ce qui veut dire qu'il fait sortir l'être de soi-même en l'empêchant de n'être qu'essence, en le contraignant à être aussi ses accidents, cet «aussi» n'exprimant pas ici une surabondance, mais une profusion parasitaire, donc une déficience ontologique. C'est donc au prix de la reconnaissance d'une pluralité des sens de l'être qu'est acquise la possibilité d'une physique[12]. En somme, la connaissance du mouvement est la condition sine qua non pour connaître en retour la nature. Pour lui, il ne faut commettre les mêmes erreurs de son maître Platon et des éléate pour mettre dans l’ombre le mouvement (Physique, Livre III, I, 200b15).
III. La logique et la connaissance chez Aristote
3.1.            L’instrument de la science
Aristote invente la logique[P2]  comme un instrument pour la formulation des jugements scientifiques. La logique aristotélicienne est dite organon qui signifie canon ou instrument. Pour échapper au paralogisme, à l’arbitraire et au relativisme que peut occasionner la science de ce qui est mû, il trouve la nécessité d’un canon c’est-à-dire d’une règle pour le jugement scientifique dans l’ordre des choses naturelles et du multiple.
Chez Aristote, on a donné le nom d'Organon ce qu'on nomme ordinairement la Logique Aristotélicienne. C’est un ensemble d’œuvre qui comprend : le traité des Catégories, celui de l'Interprétation; les Premiers Analytiques, ou traité du syllogisme; les Derniers Analytiques, ou traité de la démonstration; les Topiques et le traité des Sophismes.
L’idéal scientifique aristotélicien est un idéal logique et celle-ci est la science des enchaînements nécessaires des concepts, c’est-à-dire déductif. Il s’agit de tenir compte des relations entre les concepts afin de formuler une proposition ou un jugement pour que cela soit valide. Mais qu’est-ce qu’un concept aristotélicien ? Le concept renvoie à la forme essentielle, qui comprend les caractères nécessaires et qui se traduit dans l’ordre de la définition. Le concept d’homme par exemple en ceci : l’homme est, essentiellement, un être vivant, mortel, doué de raison et capable de parole. Il y a donc un rapport parité ou de conformité entre l’objet de la science aristotélicienne, la forme essentielle, le concept, la signification déterminée et la définition[13]. On comprend dès lors qu’il y a encore à ce niveau un rapprochement d’Aristote et de son maître Platon dans la mesure où la science pour les deux à une démarche de sémantique générale déductive. La différence rappelons la, est l’importance que revêt la réalité phénoménale ou péritiatique pour Aristote. La logique liée à une science qui est science des causes devient par conséquent cette articulation et des enchaînements qu’offre le syllogisme. Par exemple ce syllogisme célèbre :
Tous les hommes sont mortels,
Socrate est un homme,
Socrate est mortel.

 À l’analyse, cela donne ceci : « mortel » est un caractère indispensable de l’homme, cela fait partie de la compréhension indissociable au concept « homme ». Le concept mortel est contenu dans le concept homme. Ainsi le jugement final devient nécessaire dans la mesure de la cause, nous pouvons avoir donc comme connaissance certaine que si homme implique mortel alors Socrate est mortel parce qu’il est homme. « L’important est de bien comprendre que le savoir aristotélicien ne vise que la connaissance de cette causalité logique, conceptuelle ou sémantique. Le syllogisme est scientifique parce qu’il met en évidence cette causalité logique dans le moyen terme ( le mot qui apparaît deux fois dans les prémisses et qui est absent de la conclusion, ici : homme »[14]
Ce qu’Aristote se propose à travers ces critères c’est de montrer comment procède la pensée humaine, quelle est la structure du raisonnement; comment sont possibles les démonstrations et autour de quels objets elles peuvent tourner.  Il conviendrait de tenir compte du fait qu’Aristote distingue trois opérations ou démarches fondamentales dans la phénoménologie de la connaissance humaine : la simple appréhension, avec laquelle nous captons la nature des choses et par laquelle les concepts sont obtenus ; le jugement, c’est l’acte de composer des propositions c’est-à-dire mettre en relation les concepts, et le raisonnement, par lequel nous avançons des jugements connus vers d’autre inconnus. Ces trois démarches donnent lieu aux divers traités de la logique aristotélicienne. Les six livres de l’Organon répondent, donc, à ces aspects et à quelques-unes des questions résultantes.

3.2.            L’être et le langage
Pour Aristote le langage est une expression adéquate de l’intelligence, et le langage est aussi expression de la réalité. Les mots représentent en dernier ressort les différents modes d’être auxquels se résume toute réalité; ces modes d’être sont au nombre de dix et constituent les prédicaments ou catégories. Les expressions sans aucune liaison signifient la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l’action, la passion. Est substance, pour le dire en un mot, par exemple, « homme » ou « cheval » ; quantité, par exemple, « long de deux coudées » ou « long de trois coudées » ; qualité : blanc, grammairien ; relation : double, moitié, plus grand ; lieu : dans le Lycée, au Forum ; temps : hier, l’an dernier ; position : il est couché, il est assis ;.possession : il est chaussé, il est armé ; action : il coupe, il brûle ; passion : il est coupé, il est brûlé. (Catégories, 4, 1b- 2a)
 Les catégories représentent, les modes fondamentaux de l’être, du point de vue métaphysique et du point de vue logique, elles constituent les genres suprêmes auxquels pourra être ramené n’importe quel terme de la proposition. Ainsi, lorsque nous affirmons ceci : « Socrate mange » ; « Socrate » se situe donc ici dans la catégorie de substance et « mange » dans celle de l’action. Si nous relions les termes et affirmons ou nions quelque chose de quelqu’autre, nous avons le jugement. Le jugement est donc l’acte  par le quel nous affirmons ou nions un concept d’un autre concept. L’expression logique du jugement est la proposition. Par conséquent, la proposition – à la différence des mots– est toujours vraie ou fausse. Le jugement sera vrai ou faux selon que ce qui est uni ou séparé par l’intelligence, soit uni ou séparé dans la réalité. Aucun de ces termes en lui-même et par lui-même n’affirme, ni ne nie rien ; c’est seulement par la liaison de ces termes entre eux que se produit l’affirmation ou la négation. De fait, toute affirmation et toute négation est, semble-t-il bien, vraie ou fausse, tandis que pour des expressions sans aucune liaison il n’y a ni vrai ni faux : par exemple, homme, blanc, court, est vainqueur. (Catégories, 4, 2a)  Aristote s’occupe de la proposition dans le second traité, Sur l’interprétation, en distinguant les différentes clases qui peuvent exister selon qu’elles soient affirmatives ou négatives, de grande ou petite extension et selon la façon dont l’affirmation ou la négation est faite.
IV. La philosophie première ou science de l’être en qu’être
Le terme métaphysique n’est d’Aristote lui-même. Il faut remonter à son bibliothécaire Andronicos de Rhodes qui appela pour le besoin de classification Méta-physique, une série de traités abordant des questions non physiques. Dans ses textes Aristote emploie plutôt l'expression philosophie première. Elle étudie les premiers principes et les premières causes. La philosophie première est une ontologie. Elle s’attache à l’Être en qu’être, réalité fondamentale, substances qui demeure identique au-delà des modifications dans l’être. On y découvre singulièrement un certain nombre d’interrogations qui s’articulent autour d’un problème principal : qu'est-ce que l’être en tant qu’être? Laquelle question semble définir l'objet d'une science dénommée philosophie première : la substance. La philosophie première devient donc la science la plus générale par opposition aux sciences particulières. En d’autres termes, c'est la philosophie qui, au lieu de diviser en parties ce qui est (genre, espèce, ou autre) en posant la question des étants particuliers – Qu'est-ce qui fait que ce qui est vivant est vivant? ou encore qu'est-ce qui fait qu'un homme est un homme? ou bien Qu'est-ce qui fait qu'un minéral est un minéral ? etc – prend en vue la totalité de ce qui est en tant qu’il est?  
L’objet de la philosophie première est encore cet être général et universel qu’on trouve au-delà des genres, l’être « commun à toutes choses » qui se dit « en une pluralité de sens ». Ainsi en posant la question de savoir le ce qui est en tant qu’il est, elle se heurte à de multiples problèmes, du fait de la pluralité de sens de son objet car « ce qui est en tant qu'il est n'est pas un genre ». Pour répondre à la question hautement ontologique et résoudre les différents problèmes qu'elle pose, la recherche aristotélicienne porte alors plus particulièrement sur les manières de dire l’être. Ainsi la philosophie première devient aussi détermination des essences. Dans les Catégories, Aristote explique plusieurs sens de ce qui se dit simplement, c'est-à-dire de ce qui se dit sans combinaison: substance (οὐσία / ousía) ; en effet pour ce qui est de l’être, tous les sens dérivent du sens primitif et essentiel de la substance. La question fondamentale de la métaphysique est donc la substance.
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4.1.            Le premier moteur : la théologie[15]
Si nous nous arrêtons à la substance comme seul objet de la philosophie première nous n’avons pas tout le discours sur l’être. Il n’y a que pas l’être des étants, il y a ce qu’Aristote appelle le premier moteur qui est d’essence divine. Cette philosophie est alors onto-théologie. Dans le livres E en particulier, Aristote reconduire la question ontologique du livre gamma qu'est-ce qui fait que tout ce qui est est? Dans une question de type théologique quel est la première cause qui amène à l'être l'ensemble de ce qui est? Il y décrit Dieu comme le premier moteur immuable, incorruptible, et le définit comme la pensée de la pensée, c'est-à-dire comme un Être qui pense sa propre pensée, l'intelligence et l'acte d'intellection étant une seule et même chose en Dieu : « L'Intelligence suprême se pense donc elle-même… et sa Pensée est pensée de pensée. ». Il est en ce sens une forme ou un acte sans matière qui provoque en premier l'ensemble des mouvements et par suite l'actualisation de l'ensemble de ce qui est.
Ainsi Dieu peut-il être dit Pensée, mais à la condition de préciser que cette Pensée n'est pas pensée d'autre chose, comme l'est la pensée humaine : car une telle pensée ne passe à l'acte que si un objet lui est donné, et une telle dépendance à l'égard de l'objet est indigne de Dieu. D'autre part, que serait cet objet ? Il ne pourrait être que supérieur à Dieu (car on ne peut supposer que Dieu condescende à penser l'inférieur, par exemple le monde, ce qui exclut, soit dit en passant, la Providence) ou bien être Dieu lui-même. Or, comme rien n'est supérieur à Dieu, il reste que Dieu se pense lui-même, qu'il soit la Pensée qui se pense elle-même (Mét., Λ, 7). Cette description de Dieu comme « pensée de soi-même » n'est pas le fruit d'une intuition triomphante, comme l'a cru généralement la tradition, mais bien plutôt une formule paradoxale et résiduelle, qui tend seulement à exhausser Dieu au-delà de cette pensée laborieuse et hétéronome qui est le lot de l'humanité. Plotin ne fera que prolonger hardiment Aristote lorsqu'il dira que le Premier « ne pense même pas », parce que la dualité du sujet et de l'objet, fût-ce dans le cas où le sujet se prend lui-même comme objet, est incompatible avec l'unité subsistante de Dieu. Aristote est, beaucoup plus que ne le laisserait croire une lecture superficielle de sa théologie, le véritable précurseur de la théologie négative (que développera plus tard, dans la tradition néo-platonicienne, le pseudo-Denys l'Aréopagite), selon laquelle l'homme ne peut parler de Dieu que par négations.
Dieu n'est en effet qu'Essence, n'ayant ni quantité ni qualité, n'étant pas dans un lieu ni dans le temps, n'entretenant aucune relation, n'étant pas en situation, n'ayant nul besoin d'agir et ne souffrant aucune passion. L'existence d'un tel Être ne peut être mise en doute. Nous en saisissons la manifestation immédiate dans l'observation astronomique : les astres, que caractérisent leur immatérialité, la parfaite régularité, circularité et éternité de leur mouvement, sont « ce qu'il y a de visible parmi les choses divines : (Mét., Ε, 1, 1026 a 17).
 Dieu est aussi moteur première. Il faut donc une cause motrice en acte de chacun des mouvements du monde sublunaire, et cette cause motrice ne peut être que distincte d'un mobile qui n'aurait le mouvement qu'en puissance. C'est donc à propos de ces mobiles qu'Aristote pose le principe : « Tout ce qui est mû est mû par quelque chose » (Phys., VII, 1 ; VIII, 4). Mais le moteur lui-même, en vertu du même principe, reçoit son mouvement d'une motion antérieure. Il est néanmoins « nécessaire de s'arrêter » dans la régression et de poser comme principe premier du mouvement un « premier moteur » qui meuve lui-même sans être mû, c'est-à-dire un Premier Moteur immobile. Ce Premier Moteur peut-il être assimilé sans difficulté au Dieu transcendant dont Aristote semblait pressentir l'existence à travers la structure intelligible (c'est-à-dire, en fait, mathématique) du Ciel étoilé ? Au livre VIII de la Physique, la transcendance du Premier Moteur semble difficilement conciliable avec la description toute mécanique qui est donnée de son rapport au mobile : mouvoir, c'est « pousser ou tirer », ce qui suppose qu'il y ait continuité ou du moins contact entre le moteur et le mobile.
Le Premier Moteur ne situerait donc pas hors du monde, mais « à la périphérie de l'Univers » (Phys., VIII, 10). Mais, dans le contexte « théologique » du livre Λ de la Métaphysique, Aristote s'élever au-dessus des prémisses physiques de son raisonnement. Ici, l'incorporéité et le caractère inétendu du Premier Moteur, qui, dans le dernier livre de la Physique, semblent difficilement compatibles avec sa localisation à la périphérie de l'Univers, sont clairement affirmés, ainsi que sa « séparation » par rapport à ce qu'il meut. Ici, le Premier Moteur ne meut pas mécaniquement, à la façon des moteurs du monde sublunaire, mais, selon une analogie empruntée à l'expérience psychologique, Aristote affirme qu'il meut comme « désirable », comme « objet d'amour » (Λ, 7) ou, en termes plus abstraits, comme cause finale. Ainsi seulement peut-on comprendre qu'il puisse « mouvoir sans être mû ». Seule l'analogie du désir non réciproque permet de concevoir le paradoxe d'un moteur qui « touche », au sens d'« émouvoir », sans être touché lui-même (Génération et Corruption, I, 6).
Il ne faut pas cacher néanmoins que la cause finale n'est active qu'en un sens métaphorique (ibid., I, 323 b 14) et que cette célèbre doctrine d'Aristote, en niant en fait toute action efficiente de Dieu sur le monde, installe le divin dans un éloignement et une transcendance que les êtres du monde peuvent tout au plus « imiter » (Mét., Θ, 8, 1050 b 28) avec les moyens dont ils disposent. Moteur lointain, le Dieu d'Aristote est l'idéal immobile, vers lequel s'épuisent les mouvements réguliers des sphères célestes, l'alternance des saisons, le cycle biologique des générations, les vicissitudes de l'action et du travail des hommes. Il n'est rien qui ressemble aussi peu au Dieu d'amour des chrétiens que le Dieu aimable d'Aristote. Cette transcendance du Dieu d'Aristote est telle qu'elle met en question la possibilité même d'une théo-logie, c'est-à-dire d'un discours de l'homme sur Dieu. Le seul prédicat que l'on puisse correctement attribuer à Dieu est l'Essence. Toute autre attribution exige des corrections qui finissent par en exténuer le sens.
5.1.            L’indissociabilité de l’éthique et de la politique chez Aristote
L’éthique aristotélicienne se distingue nettement des sciences théorétiques en ce qu’elle ne recherche pas tant à connaître la vérité qu’à traiter directement des actions humaines. Aristote écrit à ce propos que l’Ethique à Nicomaque et l’ensemble de ses œuvres morales d’ailleurs « n’a pas pour but, comme les autres, l’élaboration d’une théorie (ce n’est pas en effet pour savoir ce qu’est la vertu que nous nous livrons à un examen, mais devenir bons, sans quoi nous n’aurions nul besoin de ce travail)» (Ethique à Nicomaque, II, 2 1103b26-28).  Cependant, il n’est pas dit qu’il s’agit de manuelles de préceptes d’actions à classifier selon leur moralité. En revanche, l’éthique aristotélicienne comporte de nombreuses analyses et les cas concrets ne sont là que pour les servir.
En outre, chez le stagirite, le rapport entre sa philosophie morale et sa philosophie politique, aussi complexes qu’il soit, est incontestable. Pour lui la morale est subordonnée à la politique pour la simple raison que les deux disciplines ayant  la vertu comme objet commun, la vie politique est la condition où se réalise l’éducation du plaisir et de la peine, sans laquelle il n’aurait pas d’acquisition de la vertu. Vivre sous de bonnes lois est le meilleur moyen d’intégrer en soi-même les habitudes qui conduisent à la vertu. Vivre en effet ne suffit pas : vivre bien, s'épanouir, suppose encore de vivre dans une communauté de justice, qui le reconnaîtra à sa valeur en lui donnant ce qui lui revient. C'est en ce sens que la cité est nécessaire à l'homme, et que celui-ci ne peut exister pleinement qu'en elle, comme la partie dans le tout : d'une nécessité spirituelle, bien plus que matérielle. La réalisation de la vertu donc et en général, le bonheur public, dépendent donc du législateur. Ainsi il va sans dire que l’éthique et la politique n’ont de sens l’un sans l’autre. C’est parce que l’homme est par nature politique qu’il ne peut pas vivre sans les autres ; parce qu’il vit avec les autres il a besoin d’être vertueux. Sans la vie dans la cité l’utilité de l’éthique n’aurait pas sa raison d’être.
De fait, s'il est vrai, comme nous l'apprend le début de la Politique, que l'homme est, par excellence, l'« animal politique » ou « communautaire », c'est-à-dire le seul animal qui, parce qu'il est doué de parole, puisse entretenir des rapports d'utilité et de justice avec son semblable, on comprend que l'homme ne puisse accéder à l'humanité véritable que dans le cadre de la cité. La fin de la cité n'est pas seulement le « vivre », c'est-à-dire la satisfaction des besoins, mais aussi le « bien-vivre », c'est-à-dire la vie heureuse, qui, pour les Grecs, se confond avec la vie vertueuse. Du moins, anticipant Montesquieu, Aristote assure au passage que la vertu est nécessaire aux gouvernants dans les bonnes formes de gouvernement. Même si Aristote n'a pas ignoré les exigences de la Realpolitik, la tonalité éthique de l'ensemble n'est pas niable. Elle s'exprime dans une sorte de cercle : l'État le meilleur est celui qui, par l'éducation, inculque la vertu aux citoyens ; mais l'État le meilleur suppose lui-même des gouvernants vertueux. Selon sa finalité morale, l'État ne doit pas se désintéresser de l'éducation des citoyens. Les principes de l'éducation, à laquelle est consacré le huitième et dernier livre de la Politique, sont ceux-là mêmes qui doivent inspirer l'action politique : « la mesure, le possible et le convenable ». Ce n'est sans doute pas un hasard si ce sont là les derniers mots de la Politique d’Aristote.
5.2. Le principe téléologique de l’éthique aristotélicienne : le bonheur et la vertu
La pensée éthique aristotélicienne est eudémoniste c’est-à-dire qui fait le bonheur la finalité de toute action. De même qu’Aristote introduit de la finalité dans la physis, de même il soumet toutes les actions humaines à une finalité fondamentale : le bonheur. À partir de là nous ne pouvons nous empêcher de poser la question suivante : En quoi la recherche du bonheur est cause de la moralité de l’action? Pour Aristote, la réponse est claire, la quête du bonheur permet l’acquisition de la vertu. Ces deux dimensions de l’éthique aristotélicienne la rendent inséparable de la politique qui est selon le stagirite le lieu idéal pour l’homme d’être vertueux. Pour rentrer dans le vif du sujet faisons remarquer avec Pierre Aubenque ceci : « Aristote distingue entre la praxis, qui est l'action immanente n'ayant d'autre fin que le perfectionnement de l'agent, et la poièsis, c'est-à-dire, au sens le plus large, la production d'une œuvre extérieure à l'agent. Cette distinction apparemment claire fonde la distinction entre sciences pratiques (éthique et politique) et sciences poétiques (parmi lesquelles Aristote n'a, à vrai dire, étudié que la poétique au sens strict, c'est-à-dire la théorie de la création littéraire). Mais, dans le détail, Aristote oublie souvent cette distinction et il lui arrive de décrire la structure de l'action (praxis) morale en prenant pour modèle l'activité technique (poiésis), dont les articulations sont plus visibles : rapprochement qui n'ira pas, nous le verrons, sans quelque risque de confusion.»[16]
5.1.1.      Le bonheur
Tous les hommes s'accordent à appeler bonheur ce bien suprême qui est l'unité présupposée des fins humaines. Mais, comme le bonheur est toujours en avant de nous-mêmes, désiré plutôt que possédé, il est impossible de le décrire et difficile de le définir. D'où la divergence des opinions professées sur le bonheur : certains le réduisent au plaisir, d'autres aux honneurs, d'autres enfin à la richesse. Mais la première opinion dégrade l'homme au niveau de l'animalité ; quant aux autres, elles prennent pour la fin dernière ce qui n'est que moyen en vue de cette fin. Le bien suprême est donc au-delà des biens particuliers. Mais ce n'est pas à dire qu'il s'agisse d'un Bien en soi, séparé des biens particuliers : ici Aristote se livre à une critique sévère de la conception platonicienne du Bien, qui, en hypostasiant le bien en général, méconnaît ce fait que le bien ne se réalise que dans des situations particulières et est à chaque fois différent. Il en est de l'éthique comme de la médecine : « Apparemment, ce n'est pas la Santé que considère le médecin, mais la santé de l'homme, et peut-être même plutôt la santé de tel homme, car c'est l'individu qu'il soigne » (Ethique à Nicomaque I, 6, 1097 a 10).
Mais, si le bien n'a pas une signification unique et n'est donc pas une substance, il n'y en a pas moins une unité analogique entre ses différentes acceptions, car ce que la santé est à la médecine, la maison l'est à l'art de bâtir et la victoire à la stratégie, c'est-à-dire à chaque fois la fin (telos) des actions correspondantes. Mais à quoi reconnaître le Souverain Bien, c'est-à-dire la fin suprême ? S'inspirant sans le dire du Philèbe de Platon (après avoir critiqué une image sans doute caricaturale du platonisme classique), Aristote reconnaît au bien trois caractères : l'autosuffisance, ou autarcie, l'achèvement et ce qu'on pourrait appeler son caractère fonctionnel. Sur les deux premiers points, Aristote ne fait que mettre en formule l'idéal finitiste qui était celui des Grecs en général : l'homme heureux est celui qui, tel un Dieu, « n'a besoin de rien ni de personne » ; la fin suprême est celle qui n'a pas besoin de moyens pour être ce qu'elle est. De même, dire que le bien est fini, c'est dire qu'on ne peut rien lui ajouter.
Il semblerait donc qu'Aristote situe le bonheur dans une éternité sans partage et sans risque, annonçant par là la doctrine stoïcienne selon laquelle le bonheur est un absolu, qui est tout entier réalisé dans l'instant – ou n'est pas. Mais Aristote va apporter des restrictions qui font dépendre en fait ce bonheur « autarcique » et parfait de conditions qui semblent, en retour, mettre cette perfection et cette autarcie en question. Ces conditions sont d'abord une vie accomplie jusqu'à son terme, « car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l'œuvre d'une seule journée, ni d'un bref espace de temps » (I, 7, 1098 a 18). De plus, le bonheur ne se limite pas à la vertu, comme l'enseigneront les stoïciens, car il ne peut être achevé sans un « cortège » de biens du corps (santé, intégrité) et de biens extérieurs (richesse, bonne réputation, pouvoir) : « On n'est pas en effet complètement heureux si l'on a un aspect disgracieux, si l'on est d'une basse extraction, ou si l'on vit seul et sans enfants » (I, 9, 1099 b 3-5). Aristote est ici plus sensible que les autres écoles de l'Antiquité au sentiment populaire du tragique de la vie, qui fait dépendre le bonheur de l'homme, non seulement de lui, mais aussi de circonstances qui ne dépendent pas de lui.
« C'est parler pour ne rien dire », dit Aristote, que de soutenir, selon un paradoxe socratique que reprendront les stoïciens, que « le sage est heureux jusque dans les tortures ». Ce réalisme d'Aristote pourrait sembler dégrader sa morale au rang d'un opportunisme sans élévation spirituelle, très étranger à l'inspiration des autres morales socratiques. Mais Aristote tire de ces réflexions une invitation non à la passivité, mais au courage : l'homme vertueux sera celui qui « tire parti des circonstances pour agir toujours avec le plus de noblesse possible, pareil en cela à un bon général qui utilise à la guerre les forces dont il dispose de la façon la plus efficace, ou à un bon cordonnier qui, du cuir qu'on lui a confié, fait les meilleures chaussures possibles » (I, 11, 1101 a 1-5). Cette morale dessillée, qui sait que l'homme doit se contenter en cette vie du « meilleur possible » et ne pas rechercher un illusoire absolu, ne tourne le dos au socratisme, qui nous enseigne à nous rendre indifférents aux circonstances, que pour annoncer un type de philosophie que Bacon appellera « opérative » et qui, selon le mot de Marx dans La Sainte Famille, nous enjoindra de « façonner les circonstances humainement ». Les écoles de l'Antiquité ne méconnaîtront pas l'importance de cet aspect de la morale d'Aristote : l'aristotélisme sera souvent jugé sur son refus d'exclure les biens extérieurs de la définition du Souverain Bien.
5.1.2.       La vertu
Resterait à analyser le dernier caractère attribué par Aristote au Bien, qui est d'être l'acte (ergon, energeia) propre de chaque être. Il y a ici deux idées. L'une est que le bonheur réside dans l'activité et non dans une potentialité, qui pourrait être en sommeil ; il est usage, et non simple possession ; il ne consiste pas à être, mais à faire. Mais – seconde idée – l'acte propre de chaque être est celui qui est le plus conforme à son essence. Il est, pourrait-on dire, l'excellence (arétê) de la partie essentielle de l'homme, qui est l'âme. Comme il y a deux parties de l'âme, rationnelle et irrationnelle, il y aura deux sortes d'excellence, ou vertus : les vertus intellectuelles, ou dianoétiques, et les vertus morales ; celles-ci expriment l'excellence de ce qui, dans la partie irrationnelle, est accessible aux exhortations de la raison.
Le livre II de l'Éthique à Nicomaque propose une définition de la vertu, en fait de la vertu morale : « La vertu est une disposition acquise de la volonté, consistant dans un juste milieu relatif à nous, lequel est déterminé par la droite règle et tel que le déterminerait l'homme prudent » (1106 b 36). Dire que la vertu est une disposition acquise de la volonté, autrement dit une habitude, c'est nier qu'elle soit une science, comme le soutenaient les socratiques. Il ne suffit pas, en effet, de connaître le bien pour le faire, car la passion peut s'immiscer entre le savoir du bien et sa réalisation, et Aristote consacrera une minutieuse analyse au personnage de l'acratique, incontinent comme le buveur, en qui la claire conscience de ce qui est à faire est impuissante à remonter la pente que s'est frayée peu à peu une passion trop souvent assouvie. La moralité n'est pas seulement de l'ordre du logos, mais aussi du pathos (la passion) et de l'éthos (les mœurs, d'où est venu le mot éthique). Nous dirions, en termes modernes, que l'éducation morale doit s'efforcer d'introduire durablement la raison dans les mœurs par l'intermédiaire de l'affectivité, grâce à la constitution d'habitudes.
La vertu, même si elle doit pénétrer la partie irrationnelle de l'âme, est rationnelle dans son principe, comme l'atteste, dans sa définition, la référence à la « droite règle » (orthos logos). Plus étrange est l'appel à l'homme prudent, phronimos, comme critère vivant de cette droite règle. Cet appel à l'autorité de l'homme prudent, c'est-à-dire avisé et riche d'expérience, doit se comprendre d'abord comme une survivance, par-delà Socrate, de l'idéal aristocratique qui situait dans l'homme prestigieux, le spoudaios, le fondement et la mesure de la valeur. Mais, si Aristote recourt ainsi à l'autorité de l'exemple là où l'on attendrait une détermination conceptuelle, c'est qu'il est persuadé qu'aucune définition générale de la moralité ne peut embrasser la diversité inanalysable et imprévisible des cas particuliers. Pour juger de ce qui, à chaque fois, est la vertu, il faut du coup d'œil et du discernement, qui ne s'acquièrent que par l'expérience : aucun « système » moral ne peut remplacer ici le « conseil » de l'homme prudent.
La définition de la vertu contient néanmoins la référence à une norme objectivable : chaque vertu est un milieu entre deux vices, qui représentent l'un un excès, l'autre un défaut. Ainsi le courage est-il un milieu entre la lâcheté et la témérité ; la générosité un milieu entre la prodigalité et l'avarice, etc. D'une façon générale, ce sont les passions qui sont la matière de cette métrétique : il y a un usage mesuré de la passion qui est vertu ; ainsi, dans le cas de la colère, c'est une vertu de s'irriter comme il faut et quand il faut, par opposition à ces vices que sont l'irascibilité et l'indifférence (il y a donc de justes colères, thèse qui offusquera un peu plus tard les stoïciens). On comprend sur cet exemple qu'Aristote se défende de prôner, sous le nom de juste milieu, une morale de la médiocrité : car « ce qui est un milieu du point de vue de l'essence est un sommet du point de vue de l'excellence » (1107 a 6). Nous dirions aujourd'hui qu'il s'agit non d'un maximum, mais d'un optimum. L'idée d'un équilibre individualisé et relatif à la situation, le fait qu'Aristote rapproche la notion de milieu de celle d'opportunité (kairos) suggèrent ici l'influence de théories médicales, en particulier hippocratiques.
Les vertus particulières et les vices correspondants sont décrits aux livres III et IV. Il est caractéristique qu'Aristote ne propose pas ici, comme l'avait fait Platon dans la République, une classification des vertus fondée sur la distinction des parties de l'âme. Chaque vertu est définie à partir d'un certain type de situation (le danger pour le courage, la richesse pour la libéralité, le plaisir pour la tempérance, la grandeur pour la magnanimité, etc.). Il n'y a de vertu qu'en situation. Les situations étant insystématisables, l'éthique d'Aristote se présente ici comme purement descriptive : il s'agit de décrire des types d'homme vertueux, l'existence du vertueux précédant en quelque sorte le concept d'une vertu qui se laisse malaisément ramener à une essence. Cela nous vaut chez Aristote (et, un peu plus tard, dans les Caractères de son disciple Théophraste, qui inspireront La Bruyère) une série de portraits, dont certains, particulièrement réussis, nous renseignent, mieux que des morales plus systématiques, sur l'idéal éthique des Grecs : ainsi en est-il du personnage du « magnanime », dont la vertu – que l'on aurait quelque peine aujourd'hui à considérer comme telle – consiste, par opposition à la vanité ou à la sous-estimation de soi-même, à être justement conscient de ses propres mérites. On se doute que l'humilité n'a pas de place dans ce catalogue grec des vertus.
Le livre V est consacré tout entier à la vertu de justice. Cette vertu, qui consiste à donner à chacun son dû, peut être, dans la tradition platonicienne, définie par référence à un ordre mathématique : ainsi la justice distributive (à chacun selon son mérite) s'exprime-t-elle dans une proportion. Mais Aristote n'est pas moins sensible à ce que la détermination mathématique et l'ordre juridique ont d'abstrait et de rigide par rapport à la diversité des cas particuliers. La faiblesse de la loi, si bien faite soit-elle, est qu'elle est générale et qu'elle ne peut prévoir tous les cas. D'où la nécessité d'une justice qui ne se laisse pas enfermer dans des formules, mais soit accueillante aux cas particuliers, et qu'Aristote appelle l'équité. Ce qui fait la valeur de l'équitable est précisément que sa règle n'est pas droite, car ce qui est droit est rigide : « de ce qui est indéterminé [les situations particulières] la règle aussi est indéterminée » (V, 14, 1137 b 28).
Le livre VI étudie les vertus intellectuelles : la plus grande partie en est consacrée à réhabiliter la vertu populaire de prudence (phronèsis), qui est la capacité de délibérer sur les choses contingentes, c'est-à-dire qui peuvent être autrement qu'elles ne sont. À la différence de la sagesse, la prudence n'est pas science, mais jugement, discernement correct des possibles pour réaliser le plus convenable. Habileté du vertueux, elle guide la vertu morale en lui indiquant les moyens d'atteindre ses fins ; par là, elle acquiert elle-même une valeur morale, car il n'est pas moralement licite d'être maladroit quand on veut le bien. Elle n'est sans doute pas la forme la plus élevée du savoir ni de la vertu : capacité de discerner et de réaliser le « bien de l'homme », elle est vertu proprement humaine, que ne connaissent ni les animaux ni les dieux, vertu moyenne comme l'est la position de l'homme dans l'Univers.







CONCLUSION
Aristote est le philosophe qui a su ramener les idées de Platon sur terre. Dans une vision empirique qui lui est propre –  il n’est pas empiriste au sens moderne du terme – il aborde la réalité dans sa totalité. La réalité est à la fois le sensible et l’intelligible. Contrairement à l’idéalisme platonicien, celle-ci n’est pas dualiste. Deux ordres président toute appréhension du réel chez Aristote à savoir l’ordre de l’existence et l’ordre de la signification. Cela s’explique par le fait que la réalité est hylémorphique, composée de matière et forme inséparables. Le philosophe ne doit pas séparer ces deux dimensions dans son interprétation du réel. Cette compréhension de la réalité repose sur un fondement métaphysique. L’être, la réalité fondamentale est substance. En tant que substance, l’être admet des accidents. La substance rend ainsi intelligible l’expérience du mouvement en tant que actuation dans l’être c’est-à-dire passage de la puissance à l’acte. La substance avec ses accidents ouvre également la question de l’être au multiple. L’un et le multiple cohabitent désormais dans l’être et l’ouvre au langage.  La philosophie d’Aristote est la première qui se compose en système. Il crée des concepts qui lui servent de clé d’explication de la réalité et de division de la connaissance. Ces concepts sont : la substance, les catégories ou accidents, l’acte et la puissance, matière et forme, etc. par ces concepts le stagirite crée tout une tradition philosophie qui s’enrichi à l’époque médiéval et donne à la pensée philosophique moderne son élan inductif et empirique. La tradition empirique doit beaucoup à l’aristotélisme.





[1] Métaphysique et constitué d'une douzaine de livres, numérotés par lettres grecques, Α (alpha) et α (petit alpha, supplément au livre A), Β (béta), Γ (gamma), Δ (delta), Ε (epsilon), Ζ (dzêta), Η (êta), Θ (thêta), Ι (Iota), Κ (kappa),
 Λ (lambda), M (mu), Ν (nu).

[2] Cf. Marie-Dominique PHILIPPE, Introduction à la philosophie d’Aristote, Editions
Universitaires, Belgique, p.176.
[3] Idem.
[4] Ibid., p.177.
[5] Cf. Aristote, Métaphysique, Z, 1208b2-5, op.cit., p.234.
[6] Etienne GILSON, L’Être et l’essence, 5ème éd. Vrin, Paris, 2008, p.50.
[7] Cf. Noëlla BARAQUIN et Jacqueline LAFFITE, « Aristote », in Dictionnaire des philosophes,
Armand Colin, paris, p.21.
[8] Pierre AUBENQUE, « Aristote » in Encyclopédie universalis, version numérique 2013.
[9] Edouard-Henry WEBER, Encyclopédie Universalis, version numérique 2013.
[10] Gibert HOTTOIS,  De la renaissance à la postmodernité, p.24.
[11] Ibid.
[12] Cf. Pierre AUBENQUE, art. Aristote, op.cit.
[13] Gilbert HOTTOIS, op.cit., p.24.
[14] Ibid.,p.25.
[15] cf. Pierre AUBENQUE art. Aristote, in Encyclopédie Universalis 2013.
[16] Pierre AUBNQUE, op.cit.


 [P1]Les éléments clés qui rentrent dans la définition aristotélicienne de la nature (physis) sont : la matière, la forme, et le mouvement compris comme passage de la puissance à l’acte (entéléchie). Le mouvement est essentiellement mouvement dans l’être.

 [P2]Pour une histoire de la logique, comme outil scientifique, l’on remonte jusqu'à Zénon d'Élée (Ve siècle av. J.-C.).  Toutefois, celle-ci ne doit pas être confondue avec la dialectique, qui était alors le procédé suivi. On la retrouve non seulement chez Zénon, chez Socrate, chez Platon dans ses Dialogues, mais aussi chez les sophistes, et dans l'école de Mégare[1]. La dialectique est une technique de réfutation, la logique est quant à elle démonstrative, elle procède dogmatiquement et par déduction.

 [P3]Ici nous nous mettons sous l’autorité de Pierre Aubenque qui à notre sens à bien perçu les enjeux de l’éthique aristotélicienne et sa conjonction d’avec la politique.

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